Le livre de cuisine s’est métamorphosé ces dernières années. Elle est bien terminée l’époque de la bible culinaire de l’arrière-grand-mère, inusable, tâchée de sauce et de jaunes d’œufs séculaires et transmise de mères en filles avec le respect d’un missel. Aujourd’hui, le livre de cuisine est un phénomène qui fait exploser les ventes de livres. Ce malgré l’essor de sites internet ultra-complets sur la question qui fleurissent comme des petits pains. Comment expliquer cet ovni dans le monde du livre ?…
Le genre du livre de cuisine ne date pas d’hier. Déjà, chez les Grecs, un certain Archestrate (IVe siècle av. J.-C.) écrivait des poèmes autour de ses recettes favorites. Au moyen-âge circulaient des copies du fameux De Re Coquinaria d’un romain répondant au doux nom de Marcus Gavius Apicius. Il collectait des recettes classées par plat et par ingrédient. C’est, dans l’histoire du livre, l’un des plus réédités au monde !…
Le livre de cuisine : une histoire qui ronronne jusque dans les années 2000
Mais c’est lorsque l’imprimerie prend son essor que le livre de cuisine se popularise. Notamment sous la plume de Guillaume Tirel dit « Taillevent », cuisinier du roi qui produit le premier livre de cuisine française, le Viandier.
On ne reviendra pas sur la bible culinaire du XIXe siècle, évoquée notamment par Proust, Huysmans ou Anatole France, qui reste Le Livre de cuisine de Jules Gouffé. On n’évoquera pas non plus Le Guide culinaire d’Auguste Escoffier, toujours du XIXe siècle. Ni le fameux Grand Larousse gastronomique qui est une institution depuis 1938. Depuis, chaque grand chef a édité son opus, de Bocuse à Robuchon, de Ducasse à Lenôtre.
Jusque là, nous nous situons dans l’édition classique, voire historique et conventionnelle du livre de cuisine. Objectif de cette traditionnelle époque : des guides pratiques et encyclopédiques sur l’art culinaire. Avec, en toile de fond, la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire tout comme la sauvegarde d’un patrimoine.
Un livre de cuisine, ça s’ouvre sur un plan de travail et c’est un ustensile, au même titre que la planche à découper, que le verre doseur et que l’attendrisseur.
Le livre de cuisine : le fer de lance du guide pratique
En 2010, ce sont 14,5 millions d’ouvrages de cuisine qui ont été vendus en France (chiffres Syndicat national du livre). Certes, la même année, plus de 450 millions de livres ont été vendus. Ce qui semblerait inscrire définitivement le livre de cuisine dans le statut de niche éditoriale.
Mais entre 2005 et 2010, le chiffre d’affaires a doublé, de 43 à 90 millions d’euros. Et ceci montre qu’il ne faut surtout pas, en matière d’édition, se fier aux apparences…
De fait, le livre de cuisine est devenu le fer de lance du guide pratique, qui est une véritable locomotive pour l’édition. Et la moitié des guides pratiques vendus par la FNAC aujourd’hui est constituée de livres de cuisine. Ils correspondent à 40 % du chiffre d’affaires de la maison Marabout, leader en la matière qui publie chaque année 150 nouveaux titres.
Dans le même ordre d’idées, l’un des livres les plus vendus ces quatre dernières années est le livre de régime du docteur Dukan (par Flammarion, deux millions d’exemplaires !…)
À l’opposé, les livres de recettes de produits étranges, comme les fraises Tagadatm, le Nutellatm ou le Carambartm ont généré la vente de 2,5 millions d’ouvrages chez Marabout en 2011 !
Le livre de cuisine : la rentabilité pour tous
Avantage du sujet culinaire : il est déclinable à l’infini.
Et il colle au réel. Les pouvoirs d’achat sont touchés de plein fouet par la crise ces dernières années. Or, il est évident qu’un livre de cuisine vaut moins cher et reste plus durable qu’une soirée au restaurant. Un souvenir ne tient guère face à un objet à consulter dans chaque situation culinaire de la vie. Un objet qu’on peut transmettre à une descendance elle aussi passionnée par les arts de bouche. Make it yourself…
Car manger, cela reste un ciment familial transcendant la vie contemporaine très contrainte, au rythme complexe. Ainsi, les Français souhaitent sans doute savoir ce qu’ils mangent et comment. Et ils souhaitent préserver ce rituel du vivre ensemble contre vents et marées. Oui, la France reste, au moins dans son imaginaire, le pays du bien-vivre, du bien-boire et du bien-manger !…
Le livre de cuisine : démocratisation de la culture, ou culture démocratisée ?…
Par ailleurs, depuis les années 2000, le marché du beau livre jusque là en déshérence s’est repositionné. À travers des éditeurs comme Gründ par exemple, un beau livre n’a plus signifié un prix premium. Sous le joug de la démocratisation de la culture, on a désormais pu se procurer un beau livre à partir de 4 euros…
Aujourd’hui, pour un prix moyen de 25 euros, les beaux livres abondent littéralement parmi l’offre des libraires. Mais ce marché se montre excessivement concurrentiel. Il faut sans cesse innover, proposer des nouveautés. Nourrir un public très demandeur qui, de plus, est large, constitué de beaucoup de lecteurs occasionnels.
C’est une manne éditoriale qui réduit le temps d’existence d’un titre, mais qui permet au monde de l’édition de garder la tête hors de l’eau. En France, les lecteurs, tous les types de lecteurs, en attendent beaucoup.
Une manne éditoriale, donc, certes, mais très exigeante.
Et le livre de cuisine répond à ces contraintes à la perfection. Par exemple, du point de vue de l’innovation, on ne compte plus les coffrets proposant un livre et des ustensiles pour un prix défiant toute concurrence. Ceci n’est guère transposable dans la plupart des autres champs éditoriaux.
Du guide au beau livre : une affaire de brand content
Les livres de cuisine deviennent de véritables livres d’art, portés par les plus grandes signatures du monde culinaire. Des livres inaccessibles pour le plus grand nombre, mais tout est prévu.
Les grands chefs proposent aujourd’hui des déclinaisons de cette offre, sous la forme de guides pour tous sous forme de produits d’appel : on achète un petit livre de recettes du chef Marx pour, ensuite, offrir à l’occasion d’une fête une véritable œuvre d’art éditoriale comme Planète Marx.
Le livre culinaire d’art devient un produit marketing imparable, dans une optique brand content), dans le domaine de l’économie culinaire. Ceci devient une opération gagnant-gagnant et pour l’éditeur, et pour l’auteur. Ceci renforce la position du livre au XXIe siècle dans le monde, même si ce n’est pas une preuve de qualité de la valeur littéraire du livre. Sans doute ne faut-il pas tout mélanger !
Le livre de cuisine comme manne économique ?
Le genre ne cesse donc de se renouveler sous une constante pression économique, certes, mais aussi de la demande.
On dénombre ainsi presque 1900 éditions nouvelles et rééditions de livres de cuisine en 2012, soit une augmentation de 5 % par rapport à l’année précédente. Ceci représente deux fois plus de nouveaux titres que la moyenne des autres types de livres (enquête IPSOS 2011). Grâce à quoi Hachette, propriétaire de Marabout, est devenu leader sur le marché du livre de cuisine qui représente plus de la moitié de son chiffre d’affaires global.
On pourrait penser que cette dynamique n’est qu’une mode, comme souvent dans le monde de plus en plus financiarisé du livre, qui ne survivra pas à d’autres modes…
Mais pour l’heure, les années passent et cette dynamique ne faiblit toujours pas, bien au contraire. En 2016, les guides pratiques représentent un chiffre d’affaires de 444 millions d’euros, avec des ventes en baisse de plus de 6 % en valeur et de plus de 8 % en volume. Ce n’est pas une perspective réjouissante. Mais malgré ce contexte difficile et défavorable, le livre de cuisine voit son chiffre d’affaires augmenter de 4,6 % et son volume de ventes de 8,5 % !
Le livre de cuisine : un refuge culturel bien français ?
Le livre de cuisine semble donc bien, au-delà des modes, devenu une valeur refuge du secteur éditorial. Ceci dû au marché de crise, sans doute. À travers la recherche d’un refuge dans des valeurs traditionnelles et rassurantes, sans doute aussi.
Le livre de cuisine est devenu un fait de société, peut-être. Mais un fait culturel profondément et durablement ancré chez les Français, répondant autant à une attente qu’à un mode de vie, sûrement. Il allie passé, mythes et contraintes contemporaines. Le livre de cuisine ne répond plus au besoin primaire de manger de la pyramide de Maslow. Il répond aujourd’hui surtout au besoin mythique d’une exception culturelle bien française.
Qui prétendrait encore que le livre n’est pas un bon miroir du temps ?
En savoir plus
- Le livre en chiffres, Syndicat national du livre, 2013
- Les livres de cuisine se vendent comme des petits pains, blog “A table”
- Bilan 2012 des ventes de livres de cuisine, Presse édition
- Auguste Escoffier, Le Guide culinaire, réédition 2009
- Le Grand Larousse gastronomique